65.
Pendant vingt heures, Paneb avait surveillé la cuisson d’un silicate double de cuivre et de calcium auquel était ajouté un sel de potassium comme fondant. Dans le moule, la température pouvait atteindre mille degrés, et le colosse régulait le feu afin d’obtenir un pigment, réduit en une poudre qui serait humidifiée et compactée de façon à lui procurer un bleu inimitable.
Il n’avait laissé à personne le soin de broyer cette poudre avant de l’agglomérer en pains discoïdes dont il délaierait des parcelles au fur et à mesure de ses besoins. Et c’était avec des graines de pistachier que le maître d’œuvre avait préparé un vernis de première qualité, indispensable pour fixer la peinture.
Quand il pénétra dans la demeure d’éternité où résideraient Taousert et Seth-Nakht, chaque artisan sentit qu’une étape essentielle de l’œuvre allait être franchie. Même Ched le Sauveur avait la gorge serrée.
— L’éclairage te convient-il ? demanda le peintre au maître d’œuvre.
Savamment disposées, trente lampes à trois mèches dispensaient une lumière intense dans le couloir descendant.
— Excellent. Les lampes de rechange ?
— Kenhir nous en accorde un coffre plein.
Le maître d’œuvre vérifia une dernière fois la qualité du support. Le calcaire avait été correctement recouvert d’un fin enduit qui formait une surface idéale pour le pinceau.
— Ce travail est une merveille, constata-t-il.
— Les plans détaillés sont prêts, et nous pouvons procéder à la mise au carreau.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Ched le Sauveur fut étonné.
— Pas nécessaire... Tu comptes te passer du quadrillage qui t’offrira le système de proportions ?
— Ou bien elles sont vivantes dans ma main, ou bien j’échouerai.
— Tu cours un grand risque !
— Je sais, Ched. La vision de cette demeure d’éternité me hante depuis de nombreuses nuits, je vois chacune de ses figures, je ressens leur intensité, celle des signes de puissance qui transmettent la lumière dans les ténèbres. Lorsque nous refermerons la porte de la tombe, un rituel se mettra en acte, et les divinités parleront. En les peignant, en dessinant le Verbe qui les imprègne, je désire être digne de la Place de Vérité.
La voix grave du colosse avait empli un lieu qui n’était encore qu’un vide inanimé. Et tous les artisans de l’équipe de droite, qui croyaient pourtant bien le connaître, lui découvrirent soudain une nouvelle stature.
— Néfer le Silencieux est ressuscité dans son fils spirituel, murmura Didia le Généreux.
— Et c’est toujours le même maître d’œuvre qui dirige la confrérie, ajouta Thouty le Savant.
Paneb demeura un long moment immobile face à la paroi lisse.
— Il est l’heure de partir vous reposer au col, rappela-t-il. Moi, je passerai la nuit ici.
Dès que le cortège des artisans eut quitté la Vallée des Rois, Paneb se mit au travail. De même que le soleil mourant pénétrait dans les ténèbres pour se régénérer au cours des douze heures rituelles, de même l’artisan affronterait l’épreuve du silence de la tombe, seul face à l’œuvre naissante.
De retour sur le site, l’équipe trouva le maître d’œuvre assis près de l’entrée de la demeure d’éternité, les yeux mi-clos. Le soleil triomphait déjà dans le ciel.
— Je peux entrer ? demanda Ched le Sauveur.
Paneb hocha doucement la tête.
Suivi des autres artisans, le peintre pénétra dans le couloir encore illuminé par les lampes qui faiblissaient.
Et ils découvrirent les figures fantastiques des gardiens des portes de l’au-delà, armés de couteaux. De ces êtres redoutables, dont il fallait connaître les noms pour franchir le seuil de chaque heure de la nuit sans être détruit, Paneb avait fait autant de chefs-d’œuvre aux couleurs vives, heurtant l’âme et l’éveillant aux réalités invisibles.
— Sans quadrillage préliminaire, quelle incroyable précision dans les formes et dans les détails ! s’étonna Gaou le Précis.
— Si nous ne connaissions pas les textes qui apaisent ces créatures, je serais terrifié, avoua Paï le Bon Pain.
— Le feu de la cime anime les mains de Paneb, estima Ounesh le Chacal.
Interloqués, les frères du maître d’œuvre ne pouvaient détacher leur regard de ces gardiens impitoyables, garants de la rectitude.
— Au travail, ordonna Paneb en rejoignant ses compagnons.
— Ne devrais-tu pas dormir un peu ? suggéra Rénoupé le Jovial.
— Kenhir me traiterait de paresseux ! Continuons à creuser et préparons de nouvelles couleurs.
Comme de coutume, le banquet organisé par Méhy et Serkéta avait été un grand succès apprécié des notables thébains, parmi lesquels figurait le médecin-chef du palais. L’épouse du général, au décolleté généreux, se montrait particulièrement aimable avec lui.
— La province entière vante vos mérites, docteur, le félicita Méhy ; beaucoup affirment que votre sens du diagnostic est exceptionnel.
Le praticien serra sa coupe remplie d’un vin rouge de Khargeh.
— Vous me flattez, général.
— Pas du tout, mon cher ! La jalousie de vos collègues n’est-elle pas la meilleure preuve de votre succès ?
— Auriez-vous eu vent de certaines critiques ? s’inquiéta le médecin.
— J’ai horreur des envieux et je les ai découragés.
— Comment vous remercier, général ?
— Par bonheur, je jouis d’une parfaite santé ! Au moindre ennui, je ferais appel à vous.
— J’en serais très honoré. Ces critiques... Menaçaient-elles ma position ?
— De nombreux thérapeutes souhaiteraient prendre votre place et bénéficier des avantages importants qui lui sont attachés... Mais soyez rassuré : vous n’avez pas de meilleur défenseur que moi, et Thèbes ne néglige pas mes avis.
— J’en suis tout à fait conscient, général, et vous pouvez me considérer comme votre obligé.
Méhy entraîna son hôte dans le jardin, loin du brouhaha de la grande salle de réception où des dizaines d’invités appréciaient les mets délicieux.
— Vous connaissez ma profonde affection pour notre souveraine qui illumine Thèbes de sa présence, dit le général d’une voix sourde, et je vous avoue mon inquiétude à la suite de rumeurs contradictoires. Les uns prétendent qu’elle souffre d’une indisposition passagère, les autres d’une maladie grave, voire incurable... Comme je ne suis pas parvenu à m’entretenir avec Sa Majesté depuis trois semaines, plusieurs décisions demeurent en suspens, et je ne sais plus quoi penser.
Le médecin parut gêné.
— Je vous comprends, mais le secret médical...
— Félicitations pour votre rigueur et votre sens de la déontologie, docteur ; mais ne devez-vous pas admettre qu’il s’agit d’une affaire d’État ? Notre souveraine m’a chargé d’assurer la sécurité de la ville et de la province, et, sans directives précises, ma tâche s’annonce difficile. C’est pourquoi je compte sur vous.
En proie à un profond débat intérieur, le praticien se mordillait les lèvres.
— Puis-je exiger de vous une totale discrétion, général ?
— Dois-je répéter qu’il s’agit d’une affaire d’État et que mon appui vous est acquis ?
— Je vais en avoir besoin...
— Vos difficultés seraient-elles plus graves que je ne le supposais ?
— La reine souffre d’une maladie du sang incurable, général. Lorsque mes collègues constateront mon échec, ils m’accuseront d’incompétence et je perdrai mon poste, bien que je n’aie commis aucune faute.
— Voulez-vous dire que notre bien-aimée souveraine se meurt ?
— Son cas est désespéré, en effet.
— Quelle terrible nouvelle ! Mais vous avez eu raison de me faire confiance : je vous couvrirai.
— Général, je ne sais que dire et...
— Allez vous distraire un peu, mon ami.
Aussitôt après la mort de Taousert, Méhy licencierait cet incapable et l’enverrait moisir dans une bourgade de Nubie.
Restait l’essentiel : bientôt, il n’aurait d’autre adversaire que le vieux Seth-Nakht.
— Un message urgent, général.
L’intendant remit à Méhy un papyrus scellé en provenance de Pi-Ramsès.
Serkéta vit son mari s’isoler pour lire ce rapport écrit par un officier fidèle à Méhy et chargé de lui transmettre des informations confidentielles.
Le visage de Méhy s’empourpra, son épouse s’approcha.
— C’est incroyable, Serkéta, incroyable ! Le maître d’œuvre de la Place de Vérité s’est rendu à Pi-Ramsès, il s’est entretenu avec Seth-Nakht, et je ne l’apprends que ce soir ! Nous aurions pu organiser un guet-apens, intercepter Paneb, le...
Le général ouvrit largement la bouche comme s’il manquait d’air, il lâcha le papyrus et porta les mains à sa poitrine.
— Que t’arrive-t-il, mon doux amour ?
— Une terrible douleur... J’ai mal, je...
L’intendant intervint juste à temps pour retenir son patron qui s’écroulait, les yeux fixes.
— Un médecin, vite ! hurla Serkéta. Le général a une crise cardiaque !